L’AIKIDO AUX PRUNES
« La vieillesse commence lorsqu’on ne fait plus que ce que l’on est enclin à faire »
("Hagakure" - méditations du samurai Jocho Yamamoto - vers 1710)
Sophie regarde l’affichette mal collée sur la vitrine désaffectée.
Cela fait un mois qu’elle la lorgne de loin, n’osant s’approcher que si la rue est déserte.
La photo évoque un geste interrompu par une réflexion. Le texte dit que tout le monde peut le faire.
Sophie ose y passer un soir, et c’est bien parce qu’en novembre, le soir, il fait sombre.
Tétanisée, elle voit des gens voler dans tous les sens, et puis, de temps en temps, ils s’arrêtent,
écoutent et semblent méditer quelques instants.
Toute gamine, elle avait vu un film sur le Bolchoï et s’était lancée dans douze ans
de danse classique, version russe, version bagne, pas possible d’imaginer plus dur.
Cinquante ans plus tard elle ressent la même chose, pour la deuxième fois.
Sophie re-ose et commence. Premier cours : l’assistant du professeur l’attrape et
fait tout pour l’écœurer : Doigts écrabouillés à la fin d’un ikkyo, soulevée de terre par le menton
à l’irimi nage etc. Il se tourne vers les autres élèves en plein milieu d’un kote gaeshi
et commente, rigolard,
« vous voyez, la dame, elle ne peut plus rien faire ! ». Elle lui balance un coup de pied dans
les tibias pour démontrer le contraire, et la nécessité du respect humain, première qualité
d’un enseignant. Elle apprend alors ce qu’est un kote gaeshi lent, profond et carnassier, et une certaine inimitié.
L’encouragement ou la castration de l’élève, c’est la question.
Sophie se cramponne. Elle apprend le tarif : tendinite / trois jours ;
entorse / trois semaines etc. Y en aura plein. Le corps est apte à se réparer, elle ne le savait pas et elle s’extasie.
Elle n’en finit pas de prendre plaisir à marcher. Comment avait-elle pu oublier une telle jouissance ?
Il lui semble qu’on lui a greffé de nouvelles jambes. Elle a une charpente, elle l’apprend.
Au bout de dix-huit mois, un enseignant lui adresse la parole et la désigne,
en plus, par son prénom. C’est une promotion : avant, elle était « la dame, là-bas ».
***
Il y a des cas où on se cherche un but à 5 minutes, pour ne pas faire
d’idioties dans l’instant qui suit. En avoir un à une heure c’est un net progrès.
Elle constate que certains débutants arrivent avec un besoin de but à deux heures.
En cas de contamination, la préparation des grades crée un objectif à quelques mois.
Et comme l’échéancier des gratifications, à la cinquantaine, s’étire lui aussi, le parallèle tombe à pic.
Pas croyable, quand tout vous tombe dessus, à quel point « tout » c’est plein de trucs.
Dégringoler et repartir sont rarement conjugués au futur antérieur, dans nos classes.
Il n’y a que les voyageurs pour en rêver.
Et, en prime, le corps apprend, parfois à grande douleur, qu’il n’aura plus d’enfant,
l’esprit l’a admis depuis longtemps, souvent sans problème.
L’instinct de préservation d’une cellule familiale n’a plus de raison d’être,
la durée ne signifie plus rien, tout se rétracte, l’immédiateté prend le dessus en tout.
En fait, les longueurs d’ondes se mettent à se ressembler, le miroir se rapproche de l’autre.
Et l’andropause, alors ? N’est-ce pas, Simone, toi qui osas,
il y a soixante ans, écrire « fraternité » comme dernier mot de tes mille pages ?
Le ridicule est-il de notre terroir ? Sûr, ce n’est pas universel :
Sophie découvre que les Asiatiques, et beaucoup d’autres (qui devraient un peu
plus s’exprimer sur la question, on aurait des surprises) trouvent parfaitement normal
qu’une femme puisse avoir envie de pratiquer un art martial, comme de ne pas en avoir envie.
Même chose pour les hommes, d’ailleurs (il est parfois bon de le rappeler).
Et l’âge fait peu à l’affaire : c’est plus difficile, c’est tout.
D’ailleurs, que ce soit difficile, c’est bien, c’est intéressant.
D’ailleurs, la vie doit être intéressante, c’est une nécessité.
D’ailleurs, on peut s’éveiller tard : En bout de piste, l’envol.
« Mais qu’est-ce qu’elle cherche ? », de l’ironique à l’offusqué.
Excellente question. Mais surtout quand il s’agit de jeunes, là il y a des passages durs à dire :
elle souffre, elle souffre vraiment.
A t-on le droit de se planter au péage de la voie où Béatrice mena Dante, et
de se retrouver bouclé dans les couloirs de soi-même ?
En tous cas elle découvre ce qu’elle ne voulait pas voir, à force de n’en faire qu’à sa tête :
A la cinquantaine (surtout), une femme est nécessairement, et en toutes circonstances,
considérée comme étant dans une démarche de séduction. Elle n’avance pas, elle fait des avances.
Comment pourrait-elle avoir d’autres motivations dans le crâne ? Risible, non ?
Surtout pour ceux qui s’évertuent à voir leur vertu menacée.
Et puis ses ailes repoussèrent.
***
Padam … Sophie se révolte : Pour commencer, elle envoie balader son gynéco
qui voulait la truffer d’hormones et autres bazars médicamenteux.
Ca ira très bien avec rien, là, voilà. Rien que pour le prouver. Et ça alla très bien.
Un jour, dans un parc, deux gamins tournent, intrigués, autour de sa housse noire,
bouclée dans une cage à vélos. Elle la leur ouvre, et ils font « waouhh ».
Ils ont dit « waouhh » devant un jo et un bokken, et ils l’ont regardée comme une adulte digne de l’être.
Le lendemain, elle dit « bonjour les enfants » aux ados et à d’autres du dojo, et ce jour-là beaucoup change.
Elle se met à dévaliser le rayonnage « Japon » de la bibliothèque du coin,
embraye sur l’étagère des arts martiaux, ce qui inquiète vivement le bibliothécaire,
personne d’un naturel affable et raisonnable. Une dame qui semblait si bien sous tous rapports ! Surtout quand Sophie dérape du côté de
l’ésotérisme (les fils d’or des brocarts avaient une « âme » : un fil de soie intérieur pour
assurer leur solidité).
Mais le labyrinthe de la voie a son ciel et d’autres pièges
(Nietzsche fichtre, Evola hola). Voyage d’un sincère intérêt pour la culture japonaise vers
un imaginaire dévoyé. S’arracher, quel que soit l’attrait. Chercher l’Aïkido ailleurs.
Elle cherche et voit : les armes, leur précision, leur élégance.
La musicalité de l’Aïkido et le boulonnage dans le sol jusqu’au magma.
Le rôle de la respiration et l’apnée psychologique aussi. Et ceux qui, du fond de leurs certitudes,
osent revisiter leur pratique. Et la négociation de l’ortho- et du para-sympathique,
les couches les plus profondes de la décision et l’élan de nos échecs.
Elle voit le rôle du rythme, la fluidité, l’arbre à cames des poignets, le toboggan du corps,
le pont commun des hanches, la force du vide. C’est un début.
Sophie prépare son 1er kyu, elle ronronne et bichonne ses chutes plaquées.
Elle s’apprête avec jubilation à aborder la soixantaine, elle frétille à quitter cette abominable décennie.
Elle peut enfin balancer le masque social, imposé, de la ménopausée nécessairement frustrée
pour celui, conquis, de la mammy flingueuse et déjantée.
Il y a quatre ans, sa vie a changé de cap, et c’est bien. Repousser les murs, et c’est tout.