D'abord bravo Guillaume pour
ton article
sur l’héritage de Descartes, si magistralement construit et argumenté :
On ne peut que souhaiter tout un dossier sur la question.
Mais laisse-moi le plaisir de profiter de l'occasion et de rebondir sur sur le sujet,
quitte à m'éloigner (beaucoup) de tes intentions.
Fragiles certitudes
A parte, tu as ajouté :
"les meilleures théories sont celles qui résistent
aux attaques successives de générations de scientifiques".
D'accord sur l'idée, mais les réalités sont parfois injustes :
Combien y at-il eu de vies gâchées et de génies morts dans la misère ?
Un exemple parmi d'autres, pas trop connu : le cas des chimistes français
de la fin du XIX : Le pouvoir scientifique en la matière était alors détenu en France
par un chimiste bien en cour qui s'était complètement trompé
sur la structure de l'atome, et qui est parvenu à faire fuir en Allemagne ses collègues
les plus compétents, avec les conséquences économiques que l'on sait ... et humaines
(cf. l'usage des gaz dans les tranchées de 14-18).
Voir les travaux de la chaire d'Histoire des techniques du CNAM
et plus particulièrement au cours d'Histoire de la Chimie. C'est passionnant.
Ce qui est dangereux ce ne sont pas les théories loufoques ou les errances
(qui parfois débouchent sur des découvertes intéressantes), mais bien,
comme tu le dis toi-même, les certitudes conformistes et le vautrement intellectuel.
Surfons donc sur ces questions essentielles qui deviennent inesquivables
dès qu'il s'agit d'arts martiaux.
Voici quelques illustrations sur les idées que tu as soulevées (avec,
tout de même, quelques nuances) :
On se demande pourquoi Alexandre Dumas n’a pas écrit « Les trois mousquetaires
et Galilée ». On a en effet tendance à oublier que d’Artagnan, contemporain du
fameux procès (1633) était prié de croire que le Soleil tournait autour de la Terre.
Détail qui recale nos sabliers historiques. Descartes, du coup, avait dû prestement
remettre au tiroir son « Traité du monde et de la lumière » qu’il venait de rédiger.
Il y avait donc de bien valables raisons de développer une théorie du doute méthodique.
La mise à l’Index qui frappa les théories héliocentriques ne fut levée qu’en 1757.
Encore un petit effort et on guillotinait Galilée.
Ceci dit, on s'est dépêché d'oublier le conflit à couteaux tirés (débuts du XVIII°)
entre la Royal Society de Londres (Newtoniens) et l'Académie royale des Sciences de
Paris (Cartésiens). Pourquoi ? Pour une bonne part parce que Newton utilisait
le terme d'"attraction" qui, à l'époque fleurait bon l’alchimie et la symbolique
astrologique (petits mondes que, d'ailleurs, il ne se gênait pas de fréquenter,
le coquin). Lorsque des scientifiques (français, soit dit en passant) ont prouvé
le bien-fondé des théories de Newton, les Cartésiens académiques n’ont plus eu
qu’à aller se cacher. (Descartes, lui, il n’y était pour rien, et ce depuis longtemps).
Autre exemple : Les Positivistes et la composition des étoiles. Comme
il était établi que l'homme ne pourrait jamais se rendre sur place,
l'imparable conclusion était que la composition chimique des étoiles
resterait définitivement inconnue. Ils ne pouvaient évidemment pas deviner que
la spectographie, trente ans plus tard (1867), allait apporter une réponse.
Plus récent : Une unité de recherche installée à l'Université de Nice est venue
faire une conférence au CNAM, au cours de laquelle un ouvrage d’Yves Rocard
(le géniteur de Michel) a été tourné en dérision. Il se passe que ce bi-doctoré
professeur de physique à Normale Sup a gâché la fin de ses jours en s'intéressant
de trop près à des trucs bizarres comme le phénomène des sourciers ("La science &
les sourciers", Dunod 1989) qu’il a tenté d’expliquer scientifiquement. Ledit labo
a donc monté une expérience qui prouvait le ridicule de sa proposition. L'embêtant
est que la prétendue démonstration démontrait en fait qu'ils n'avaient pas lu le
livre en question. Celui-ci exposait l'hypothèse suivante : Dans la nature, l'eau
ne coulant pas dans des tuyaux, elle errodait le sous-sol et créait des cavités ;
ces cavités avaient une influence mesurable sur le champs magnétique terrestre ;
les sourciers percevaient probablement cette modification (sans pouvoir en identifier
la cause scientifique, bien sûr). L'eau, elle, parfaitement neutre, n'a aucune
incidence sur le phénomène.
Y. Rocard a donc étudié ce phénomène de perception et les effets de ces
perturbations sur le mécanisme de l'équilibre corporel. Il faut dire que
Rocard aurait fait plus branché si pour amplifier les manifestations de
compensation posturale (là, l'aikidoka le plus assoupi fait tilt), il avait
utilisé une plate forme informatisée au lieu d'un tout bête pendule.
On réalise alors que ce que nous appelons les cinq sens "officiels" ne
sont que des aptitudes reconnues à la grande majorité d'une population
(les autres, on les appelle, crûment dit, "aveugles" ou "sourds"). Alors que l'une des conclusions
du livre était (dit ainsi pour faire court) que la faculté de perception en question était
très inégalement répartie dans la population. Cela en fait-il un sujet indigne d'une
investigation scientifique ?
Lorsque l'on voit un laboratoire universitaire s'atteler à la résolution des phénomènes dits "paranormaux", on
se réjouit. Mais lorsqu'il se met à parier une somme faramineuse qu'il pourrait expliquer scientifiquement
n'importe lequel, on peut rester perplexe : C'est supposer que l'on maîtrise actuellement
tous les prérequis scientifiques nécessaires à l'élucidation de tous les problèmes bizarroïdes et turlupinants.
Ce qui est peut-être préjuger un peu du génie de notre époque. C'est ensuite voir systématiquement en l'"autre"
un naïf ou un faussaire en puissance. Ce qui est inquiétant.
Tout ça pour dire que "Zététique" (ou plutôt « Zététicien ») signifie
"qui aime chercher" et pas "qui fonce tête baissée pour se rassurer", et
que la moindre des attitudes scientifiques est de se documenter d'abord. Si on veut,
on peut appeler cela « honnêteté intellectuelle ». Et dans certains cas, « courage ».
Les études juridiques apprennent à aller chercher les documents "de première main",
et à se méfier des témoignages et des passions humaines. Les
scientifiques devraient un peu étudier le Droit.
Tiens, un QCM pour zététicologues : si on fait valoir qu'il y a un pic de fuites
(tuyauterie) au printemps, quelle est votre réaction ?
a) Normal que ça coule ! C'est le signe du Verseau
b) Pas vrai ! Tous les plombiers sont des voleurs
c) Biaisé ! Tout le monde sait qu'au printemps les femmes veulent voir des plombiers
d) Pas impossible ! Faudrait voir si la matière des joints
de robinetterie ne serait pas par hasard sensibles aux variations hygrométriques
printanières. Et puis on pourrait demander aux compagnies d'assurance
de financer nos travaux.
Et le Ki dans tout ça ?
En vagabondant dans les différentes écoles, on réalise que ne
s'intéressent au Ki que ceux qui en ont besoin (entendu, c'est un truisme).
En clair, les styles d'Aïkido conçus par et pour les armoires à glace l'évacuent.
Ce sont les petits gabarits qui sont à l'affut. Koichi Toei était minuscule et souffreteux, comme son maître, O Sensei.
Il avait aussi l'âme du vieux Japon chevillé au
hara. Comme Lui.
L'eau et le tissu, indépendemment, ne
font pas figure d'arme. Mais une serviette mouillée peut être redoutable, et notre corps
est plein d'eau. Quelle idiotie y aurait-il à penser que le Ki est à l'énergie
ce que le laser est à la lumière ?
On raconte qu’on n’a pas pu retrouver une seule représentation
correcte d'un cheval au galop avant l'invention de la photographie.
Et l'Aïkido, c'est beaucoup plus que la coordination de quatre pattes. En tous cas, c'est
beaucoup de viscères, mais pas utilisées n'importe comment.
A ce qu'il parait, il faut beaucoup pratiquer la marche en
shikko
pour chuter légèrement. Il semble aussi qu’ il est bon de centrer mentalement
l’ensemble du perceptible sur le point d’intersection des trois axes du corps
(donc dans l’abdomen, près des lombaires) pour pouvoir s’approprier le centre
de gravité du tandem tori-uke, et ainsi de suite ... Est-ce stupide ?
On mesure ce qui est émis par un corps ( électroencéphalogramme par exemple), mais
(sauf erreur) on ne sait pas mesurer ce qu’il perçoit : L’ophtalmo ne sait pas ce que
voit son patient, il le déduit grâce à une batterie de tests. Mais si le ressenti est
hors normes, le scientifique est démuni : Jehanne et ses voix, le malade et sa douleur,
l’ado et son amour, le sourcier et son contexte géologique propice.
Et si l’ « illumination », le
satori, n’était que l’hormone de « bonne mort »
déclenchée par un corps trompé par l’ascèse ? Ne vaudrait-il pas mieux l’étudier,
plutôt que le nier ? (Pour peu qu’on ne puisse en bénéficier qu’une fois, il vaudrait
mieux le savoir avant !).
Les mots du cerveau droit
Autre aspect : Ne devrions-nous pas nous interroger sur les effets physiologiques des images mentales,
ou du moins nous intéresser à l'utilisation de ces images comme outil pédagogique ?
"auto-suggestion savamment auto-canalisée" dites-vous ? Où est le problème ?
N'y aurait-il pas plutôt intéret
à étudier ce phénomène, plutôt que de laisser à d'autres (pas nécessairement bien
intentionnés) le monopole de la levée d'inhibitions qui sont parfois civilisatrices ?
Deux exemples hors Aïkido (digressons, digressons) :
Dans un cours de théâtre "classique" la notion de "maintien" est présentée d'habitude
comme une avalanche fastidieuse de préceptes concernant les mains, les pieds, le port
de tête, le regard etc. Un jour un professeur proposa : "imaginez que vous devez
avancer revêtu d'un manteau d'apparat sans manches, avec une traîne très, très lourde,
et que quelqu'un tire vers le haut la natte de vos cheveux tressés".
C'est une image mentale où tout est implicitement mentionné. L'Asie fonctionne beaucoup
ainsi, et bien souvent seul l'Occidental y voit de l'ésotérisme. En revanche, il faut
avoir été imprégné d'une telle culture pour être familier de ses images.
Un autre : Dans un cours de poterie des élèves désespéraient de parvenir à « centrer »
le bloc d’argile au milieu du disque du « tour » (opération effectivement difficile pour
le débutant). Le professeur fulminait de ne pas pouvoir transmettre son propre ressenti
corporel. "Faites-le avec le ventre" disait-il, à court d'explication.
Les mots pour dire le centrage manquaient. Y a-t-il une relation entre magie (ou folie)
et manque de mots ? A quand un dictionnaire de l’inexistant ?
Les mots exprimant les états d'âme abondent dans les langues asiatiques et les mains
des Bouddha alignés dans les pagodes les consignent autrement. Ce sont des sujets
familiers et des mots très simples : du ki du petit dernier on papote au marché,
entre carottes et papayes. Les traductions occidentales se perdent entre locutions
savantes et périphrases tarabiscotées. Ces idées restent relégués au domaine de
l'artiste et, dans le meilleur des cas, à la condescendance du scientifique.
On peut piquer et pourfendre au bokken et bringueballer du jo pas trop mal.
On peut empiler les kata : C'est excellent pour la mémoire et le repérage spatial.
Et passer à côté de leur versant calligraphique, ne pas voir que l'exactitude
de chaque geste, dans son rythme et sa trajectoire, doit aussi exprimer totalement,
comme un accomplissement, à travers un phrasé conventionnel, la relation du tréfond de soi-même,
passé inclus, et de la "frontière" d'un extérieur pourtant illimité.
Causalité et corrélation
On raconte qu'une espèce japonaise de poissons d'eau douce change de comportement
quelques heures avant un séisme. Les Japonais n'ont jamais prétendu que les poissons
rouges commerçaient avec les profondeurs telluriques. D'ailleurs, les Nippons ne se
sont même pas fatigués à en faire un mythe. C'est commode, c'est tout. Ca s'appelle
une corrélation, l'idée qu'il y a probablement un concept ascendant commun, quelque
part, entre des faits apparemment reliés. Tant mieux si on le trouve. Sinon, tant
qu'on estime ne pas disposer des moyens (scientifiques) de le trouver,
on s'en balance mais on l'utilise. Les chats ignorent les miroirs.
Sauf quand ils reflètent des souris.
L'Occidental, fasciné de causalité (et ce pour son plus grand bien et la
gloire de sa Science), s’enorgueillit de sa supériorité : L'Asie, la pauvre,
a pu vivre des millénaires avec de simples corrélations et lui a laissé le prestige
d'inventer l'Inquisition.
Les individus et les sociétés étant fondé(e)s sur des paradoxes, l'Occidental
est tout autant fasciné par les invraisemblables prouesses de certains arts martiaux, et parfois
jusqu'à la mystification. Peut-être l'est-il parce qu'il s'auto-ampute de son yin.
Mais c'est le sujet d'un autre article.
Les pierres de certains jardins zen sont ainsi disposées que, d'où qu'on les observe,
une pierre est toujours invisible, cachée par une autre.