... et ses vagues.
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Il arrive au petit trot, son sabre en main, légèrement, simplement. Pas d’emphase, pas d’apprêt, et une onde de choc traverse la salle, quelque chose comme un sillage. Quelques jours plus tard, dans la salle de conférence de la Maison de la culture de l’ambassade du Japon, seul en scène et sans la moindre note, il tiendra l’auditoire – des kendoka pour beaucoup - médusé. Les mots sont comme le regard : ils savent où ils vont, ne veulent rien déranger mais déstabilisent paisiblement les certitudes. Elles ne bougent que douloureusement, tant nous nous y cramponnons. Mais aujourd'hui, nous sommes tous sur un tatami, confrontés à la pratique, et l’expérience sera irréfutable. Les participants se retrouvent dans toutes les tenues possibles et imaginables : ils viennent d'un peu tous les horizons des arts martiaux, pour se confronter à ce courant que l’on pourrait qualifier de « non-force tonique ». Ce retrait de la force, à laquelle doit se substituer la perfection du geste, est également représenté par des maîtres tels Akusawa ou Hino, chacun ayant son approche personnelle. Pas d’impact, peu de contraintes, mais des angles, des enchaînements d’impulsions, des réverbérations d’influx, des emboîtements de spirales, des vides créés, un rythme, une alchimie de combinaisons. Et uke se sent aspiré par le sol ou propulsé. Le tendon externe du pouce de la main libre comme arête d’attaque, et uke, allongé sur le sol, se retrouve debout. Il a la sensation que le sol s’est soulevé sous lui et non pas qu’il a été tracté. Ou bien nikyo ura est revisité : un glissement dudit tendon sur l’avant-bras d’uke et celui-ci s'effondre : plus besoin de contraindre le poignet. Peu académique ? Certes, mais la question n’est pas là. Un bref élan descendant des lombaires précédant juste le mouvement ascendant des poignets, et ryote dori kokyu ho se fait sans effort sur le plus massif des uke. Alors les plus élémentaires de nos fonctions motrices sont remises en question : la marche, le relèvement d’une posture assise, le soulèvement d'un corps inanimé… Le rôle du mental est à reconsidérer, non sous l'angle des fantaisies qui plaisent tant aux charlatans, mais comme un déterminant de nos tensions intérieures désorganisées. L'art du shuriken (litt. "le sabre dans la main") En une quarantaine d'années de recherche, Y. Kono a creusé ce que l'on pourrait appeler la "paléo-posturologie", dépistant les traces de vérité que pouvaient véhiculer de vieilles légendes du patrimoine martial japonais. Il s'est attaché, par exemple, à décrypter le rôle des "pivôts coulissants" dans l'efficacité des poussées. Les modes de vie ayant été bouleversés à l'ère Meiji, le Japon est perpétuellement à la recherche de ses maillons manquants, pour le plus grand bonheur des Occidentaux. D'une manière générale, l'Occidental attend la manifestation évidente d'un phénomène pour admettre son existence, là où l'Asiatique s'ingénie à détecter des indices qui lui permettront d'anticiper, en laissant sa part à l'improbable, à l'éventuel etc. Cette tournure d'esprit a profondément marqué les arts martiaux asiatiques. ***
Kono sensei est réputé pratiquer le plus beau shikko du monde : la brève video fait un tabac sur Youtube. Il est sollicité, il sourit, il s'exécute, et il semble glisser sur une feuille d’air. Il a une soixantaine d'années, on se demande où il les cache. De fil en aiguille, il nous explique pourquoi certaines scènes sont évitées dans les films d’époque japonais : il n’était pas question de se dandiner en shikko pour s’approcher ou s’éloigner d’un grand seigneur, et les comédiens actuels ne peuvent pas se mouvoir selon le protocole alors en vigueur. Nous, nous l'aurons vu. Et, tiens donc, comment un samouraï en grand zarei, son sabre posé sur le tatami à sa droite, faisait-il pour dégainer en un éclair ? Le bondissement par-dessus le sabre, tout en conservant la posture prosternée, tient du monde animal. Il ne s’agit pas que d’une démonstration athlétique (ou d’une coquinerie !) : cette gestion du centre de gravité ébranle les limites corporelles. D’ailleurs, nous dit-il en passant, il ne dégaine que dans l’air… Alors, enchaînant les styles de multiples écoles, Maître Kono bondit… De temps en temps, il sembla toucher le sol. Et puis, vers Mach 10, là où le mouvement ne signifie plus grand-chose, l’espace parut découpé en sa géométrie. Après le salut final, un élève sollicita du maître la démonstration de quelques techniques d’Aïkido. Quelle excellente idée ! A la fin d’une journée épuisante, Kono Yoshinori est visiblement ravi de se détendre un peu. Ce sera donc en souvenir de Yamaguchi Sensei, son maître. Et, levant un coin de voile sur une vie de recherche, ce fut, loin des carcans, au-delà de tous les académismes et de tous les anathèmes, l’Aïkido le plus jaillissant, et le geste le plus libéré.
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